LE MONDE | 23.05.06 | 16h01 •
De mémoire d'ouvrier de cette maison bicentenaire, fondée en 1803, l'alcool a toujours coulé à flots dans les travées des ateliers. Le cuir des Tanneries Roux, à Romans-sur-Isère (Drôme), doit subir plus d'une centaine de transformations pour acquérir la souplesse et l'éclat qui font sa renommée auprès des plus grandes marques de luxe. Le métier est physique, les occasions d'avoir soif ne manquent pas et les bouteilles de vin ont souvent été débouchées plus que de mesure dans les ateliers. A tel point que la tannerie s'est engagée, en 2004-2005, dans un plan de prévention de l'alcool au travail, qui a substitué une quasi-sobriété à une culture d'entreprise historiquement liée à l'alcool.
Fiche pratique
La perception des DRH : selon un sondage de l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (Inpes), 31 % des DRH considèrent que l'alcool fait partie de la culture de leur milieu professionnel. Le taux atteint 60 % dans la construction et 43 % dans l'hôtellerie-restauration.
Les risques de l'alcool au travail : selon l'Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (Anpaa), l'alcool serait directement responsable de 10 % à 20 % des accidents du travail. Il entraîne également problèmes de sécurité, diminution des performances et absentéisme.
A lire : Gérer le risque alcool au travail, de Jean-Paul Jeannin, éd. Chronique sociale, 2003, 392 p., 24,50 euros.
Internet :
- www.anpaa.asso.fr, le site de l'Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie ;
- www.alcool-drogues-travail.org, le site de l'association d'addictologie Aides alcool ;
- www.inserm.fr/fr/questionsdesante/dossiers/alcool/, une information claire et complète sur les risques liés à l'alcool.
Pendant des décennies, la direction a fermé les yeux sur l'alcoolisation excessive de ses salariés. "Au regard des conditions de travail, qui sont restées longtemps archaïques, le vin était toléré comme une contrepartie", analyse Michel Maraninchi, peseur de produits chimiques. A la pause casse-croûte journalière, mais aussi aux anniversaires, baptêmes, mariages ou fêtes du calendrier, les occasions ne manquaient jamais de "payer son litre". A une certaine époque, il y avait même plus de bouteilles qui entraient quotidiennement dans l'usine que d'ouvriers. "Quand je suis arrivé, en 1965, il n'y avait pas un atelier sans ses seaux remplis de blanc ou rosé, se souvient Patrice Mante, secrétaire du comité d'entreprise. La pression était très forte sur les jeunes ouvriers. Il y avait une culture de la boisson, cela faisait partie du travail."
Jusqu'alors banalisé, le niveau d'alcoolisation au sein de l'usine s'est peu à peu révélé problématique. Les algarades à la fin des pots, les collègues qui finissent la journée par un plongeon dans la rivière d'à côté, ces scènes ont fini par lasser. Pour certains gros consommateurs, jusqu'alors protégés par leurs collègues, le licenciement finissait par sanctionner le comportement excessif, d'autant plus brutalement qu'on l'avait longtemps toléré. D'autres n'ont pas survécu à l'alcoolisme, comme cet ouvrier aimé de tous, ancien triathlète, dont le décès d'une cirrhose a affecté l'ensemble du personnel.
Avec la modernisation de l'usine, engagée par le PDG, Jean-Claude Ricomard, qui a racheté les tanneries en 1997, la consommation d'alcool est devenue de plus en plus anachronique. Le changement de contexte social, avec une pénalisation accrue de l'alcool au volant, a fait le reste. "Pour moi, la question de ma responsabilité juridique était posée, explique M. Ricomard, en faisant référence à des entrepreneurs traduits en justice pour des délits commis par leurs salariés en état d'ébriété. Et puis, la rentabilité était touchée, même si la solidarité entre ouvriers compensait autant qu'elle pouvait."
Après s'être attaquée à la consommation de tabac, réduite à des périmètres très localisés dans l'usine, la direction a initié, en accord avec les représentants du personnel, un plan de prévention de l'alcoolisme. Pour surmonter la défiance qu'a suscitée l'initiative dans l'usine et bien "montrer que c'est un problème qui touche tout un chacun", l'ensemble du personnel, des ouvriers à la direction, en passant par les administratifs et les commerciaux, a reçu une formation d'une demi-journée réalisée en liaison avec l'Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (Anpaa). "Le but n'était pas d'empêcher les gens de boire, mais d'arriver à le faire avec modération, et surtout que l'entreprise ne favorise pas la consommation", explique Jean-Luc Couvreur, directeur industriel.
Pendant les sessions, les données médicales et physiologiques sur la consommation d'alcool et les questions de responsabilité juridique ont été abordées. "Il y a eu une vraie prise de conscience, notamment sur le taux d'alcool maximum pour un homme et une femme et le temps nécessaire pour l'évacuer, raconte Emmanuelle Garniel, chef du service administratif du personnel. Quand vous comprenez que ce que vous absorbez pendant le week-end peut être considéré comme de l'alcoolisme festif, cela fait quelque chose." Souvent, les conséquences d'une alcoolémie trop importante au volant, comme la suspension ou le retrait de permis, n'étaient pas clairement perçues. "Pour nous, c'est très important de le réaliser, explique Jacques Charignon, délégué CFDT. Car perdre son permis, cela revient à perdre son identité."
Les représentations sociales liées à l'usage de l'alcool ont aussi changé. "La personne qui s'alcoolise est souvent perçue comme quelqu'un d'irresponsable, sans volonté, explique Véronique Bouis, qui a piloté la formation pour l'Anpaa. Notre démarche a été d'exposer ce qu'est la dépendance, comment la personne est victime du produit et comment on peut lui venir en aide." De l'avis de tous dans l'usine, cette approche a fait "évoluer les mentalités". "La formation a permis de responsabiliser chacun, estime M. Couvreur. Faire en sorte qu'au lieu de cacher le problème entre collègues on puisse au contraire dire "attention" et entamer une démarche d'entraide."
Plus d'un an après la formation, la consommation d'alcool a fortement diminué dans l'usine. La bière a disparu du distributeur de boissons et le jus d'orange a supplanté le pastis lors des pots de fin de semaine. Un "relais santé", formé par deux salariées bénévoles, propose depuis mai 2005 une aide totalement anonyme aux salariés en difficulté avec l'alcool, en les renvoyant vers les structures spécialisées de Romans et Valence. Malgré la gêne et le scepticisme qu'elle suscite parmi les salariés, la démarche n'a pas été sans effet. Trois personnes ont contacté le relais santé, directement ou par collègues interposés. "L'une d'entre elles a réussi à se sortir de l'alcool par ce biais, se félicite Carmen Couvreur, l'une des bénévoles. A titre personnel, ça m'a fait vraiment chaud au coeur, surtout quand on sait combien l'alcoolisme, c'est que du malheur..."
Sujet: Dans une tannerie de la Drôme ! 
Dim 28 Mai - 12:45
