Moi Ghalia la Rifaine, je suis contrainte de rompre mon silence, contrainte de m'extraire de ma douce folie, peut –être pourrais je t'aider toi le fils arraché à mes entrailles par la force du convenable. Toi le fils, qui n'a fait que me traverser afin d'atterrir dans des bras estimés plus dignes par les codes d'une société que j'aie renié jadis pour des raisons qui sont aux antipodes des tiennes.
Tu ignores jusqu'à mon existence et je n'y pouvais rien. Qui pourrait donner crédit aux paroles d'une folle certifiée, trainant son inaptitude morale le long d'une vie qui lui a échappée tel le mercure dans un parcours parsemé d'absences intermittentes ?
Aujourd'hui mon fils, ta dérive me pousse à crier tout haut, ce que je n'ai jamais osé prononcer même dans les moments de liberté à outrance que la folie me procurait. Elle réanime en moi le génie des lucides me permettant de reconstituer le mercure éparpillé pour que tu saches.
Du haut de la folie où j'ai trôné, j'ai toujours pensé que l'homme est le fils de ses dérives. Et j'ai souvent porté un sourire clément sur certaines dérives reconnues comme telle par la société. Mais ta dérive mon fils est d'un genre nouveau. Elle propage la terreur et meurtrit les cœurs. Une dérive qui par ses bourrasques sanguinaires stimule les haines enfouies. Elle prône le sang et se proclame de la juridiction du tout puissant.
Tu es convaincu de ta vérité et cela te donne la force des chevaliers d'antan. Mais qui pourrait se vanter de détenir la vérité des vérités ? Saches mon fils que les vérités évoluent si elles ne changent pas, s'estampent si elles ne disparaissent pas, s'accommodent si elles persistent. Ta vérité d'aujourd'hui peut s'avérer à tes yeux l'horreur de demain.
Tu vas devoir me lire comme j'ai eu à te deviner. Je ne demande ni ta clémence, ni même ta reconnaissance vu que là ou je me situe l'écho de toute chose prend une résonance particulière.
Lis, lis jusqu'au bout et peut-être qu'à la fin de ce petit voyage que je t'offre tu te décideras à puiser au fond de toi pour trouver réponse à ton existence, au lieu de fixer un ciel qui a d'autres préoccupations que toi mon fils. Tu aspires au paradis ? Il est en toi, éclos tes passions et tu le découvriras aussi merveilleux que ce qui est promis à tout bon croyant.
Je sais bien qu'il t'est impossible de mettre en exergue la moindre de tes passions aujourd'hui, pour la simple raison que ton corps est une propriété empruntée, c'est le cas de tous les prisonniers du monde. Mais c'est à ton esprit que je m'adresse. Oui mon fils, cet esprit que tu as cantonné volontairement dans une ligne de pensée à une seule extrémité. Je t'implore de le libérer, de l'ouvrir sur les autres, il se trouve qu'il y'à d'autres voix à écouter que la tienne et celles de tes pédagogues fantômes. Le monde auquel tu aspires est monotone et au bout d'un certain moment cessera de nourrir ton âme. Il n' y'à que dans la diversité qu'un être peut vraiment s'accomplir.
Je me suis présenté à toi comme Rifaine, mais ce n'est pas une identité que je réclame, j'étais à mes yeux plus folle que Rifaine. Les gens autours de moi ont convenu de me rappeler souvent une origine occultée et c'est ainsi que je suis devenue Ghalia la Rifaine.
Fut un temps au Maroc mon fils, où les gens se situaient davantage dans les événements que dans le temps. Les faits historiques qui ont fait ou défait leur histoire ont remplacés les années. Ainsi personne ne disait mon fils est née à telle date de l'année 1956, mais plutôt durant l'année de l'indépendance. L'événement a en fait absorbé l'année. en cette période les références ne manquaient pas. Il y'avait l'instauration du protectorat, le Dahir berbère, l'année de la famine, la guerre d'Algérie, la mort de Mohammed V, le tremblement de terre d'Agadir, le soulèvement de telle ou telle ville, le manifeste de l'indépendance, le retour du roi…
Quand le livret de famille est devenu obligatoire, il y'en a qui se sont perdu dans les références, ou tout simplement par peur de la vieillesse ont déclaré des dattes de naissances erronées à eux et à leurs progénitures.
Pour ma part je suis née lors de l’année de la famine. Cette année a été souvent citée ainsi et donc je ne ressentais aucune gène par rapport au fait que j’ignorais la date exacte de ma naissance. Mère me répétais souvent qu’on pourrait avoir l’age qu’on voulait à condition de l’assumer. En disant cela elle pensait bien entendu à elle-même puisque qu’elle était marié longtemps avant sa puberté, qu’on lui avait attribué l’age nécessaire et qu’elle avait plutôt bien assumé.
Je crois que je devais avoir huit ou neuf ans en cet été de l'année 1953 . Officiellement j'en avais six. Grand-mère dormait malgré la touffeur. Mère, tante Kelthoum et moi, étions regroupées autours du poste de radio essayant désespérément de capter des détails sur l'exil du Roi Mohammed V. notre vitesse d'écoute dépassait la voix du speaker du BBC. J'avais les muscles atrophiés, mes lèvres me faisaient mal, tellement je les aie mordu durant toute la soirée. La période d'occupation ne reconnaît pas l'enfance et c'est très tôt qu'on se trouve propulsé dans les tracas des adultes. Le protectorat qui n'était plus reconnu comme tel depuis le fameux "Dahir berbère" avait porté un coup à la fois dur et stimulant pour la résistance. Ma mère répétait presque en chuchotant : les traîtres, les traîtres, les anciens avaient raison de dire " reste loin de ton sang de crainte qu'il te macule" elle faisait bien entendu allusion au tout puissant Glaoui. A peine sa phrase achevée qu'un bourdonnement à la porte nous fît sursauter. Pour un instant j'ai cru que nous étions aussi important que le roi et qu'on venait pour nous exiler aussi. L'avion me faisait rêver mais c'était un vol assez spécial qui m'attendait.
Ma mère en résistante accomplie s'approchât de la porte un couteau à la main.
- C'est qui ? Une voix d'homme de l'autre côté répondît dans une langue qui ne m'était pas étrangère.
Nous nous regardâmes d'un air solidaire mais soucieux.
- que veux tu ? La voix semblait de plus en plus nerveuse, mais mère décelât la voix de notre voisine Yamina dialoguant avec le mystérieux visiteur en Tarifit. J'étais la plus jeune de ces femmes aux visages décomposés et je suivais leurs regards effarés sans rien déceler, j'aurais donné n'importe quoi pour comprendre.
- ouvre Damya, ouvre.
Dans ma torpeur j'avais cru que la porte avait pris vie et incitait ma mère à ouvrir une issue à je ne sais quelle tornade.
Après de brèves hésitations mama ouvrît la porte et je découvris avec stupeur un couple que je n'ai jamais vu auparavant et qui n'avaient guère l'air d'invités de dieu.
L'homme était très grand le visage osseux plein de craquelures, un regard à la fois fière et sévère rappelait étrangement celui d'un aigle maître de son territoire. Dans ma stupeur j'ai pu quand même déceler une beauté lointaine émanant de ce visage menaçant qui m'effrayait. A côté de lui une femme humble impossible à décrire non seulement elle était enveloppée dans un amas d'étoffes insipides mais elle ne cessait de fixer le seuil de notre porte.
Mon inquiétude décuplait au fur et à mesure que je me rendais compte que tout le monde semblait les reconnaître. Elles qui étaient constamment réticentes à tout ce qui se rapprochait de près ou de loin du monde paysan. Elles m'ont apprit à les dénigrer surtout ceux qui n'arrivaient pas à améliorer leur manière d'être ou comme diraient les français d'alors à se "civiliser".
Avec un sang froid presque absurde, mama lançât à yamina un – dis leur que nous n'avons rien a nous dire, ils ont vendu, j'ai acheté.
Dans ma petite tète j'étais plus au moins rassuré, il était peut être question de l'huile d'olives pure, ou alors de miel tout aussi pur que les paysans vendaient à meknès.
- ils veulent de l'argent cette fois-ci damya, si non ils menacent de la reprendre.
En marmonnant cette phrase yamina m’adressât des regards furtifs, comme quand elle s'efforçait de maîtriser l'art de l'insinuation.
Avant que je puisse réaliser ce qui se tramait devant mes yeux, d'un tour de main prompt je me suis retrouvé dans le camp adverse, comme un rat pris au dépourvu.
Je tentais de me dégager en criant de toutes mes forces, mais j'avais l'impression d'être dans un de ces cauchemars où les cris n'aboutissent jamais. J'avais la bouche ouverte mais aucun son n'émanait de moi. Ce soir, mon fils, j'avais appris la solitude.
Les habitants de Zkak Kermoumi alertés par les cris de ma famille s'accumulèrent dans notre étroite ruelle. Le sujet du tumulte est désormais une affaire commune.
Personne ne me regardait, ils étaient affairés les uns les autres à se raconter mon histoire, mon autre histoire. Il était question d'une rondelle de pain, de l'année de la famine…, des bribes d'histoire qui pleuvaient sur moi sans que je puisse les esquiver. Je tentais de me délivrer de cette folie mais le prédateur tenait bien sa proie. Peut-on vraiment échapper à ses origines ?
Un moment de silence s'installa comme par miracle dans ce tumulte de langues et j'ai cru entendre des gémissements du côté de l'amas d'étoffes qui était tout aussi invisible que moi. C'est alors que Damya se lança : tu veux la ramener ? Vas-y, mais n'oublis pas que tu es à Meknès. Ici ce n'est pas bled siba. Elle porte le nom de la famille. Le Makhzen est avec moi.
La main de fer se raidît davantage et j'avais sentie une fracture quelque part en moi. Notre visiteur n'avait plus besoin d'interprète. Le mot Makhzen avait un effet magique sur lui. Et c'est dans un vacarme d'injures en espagnole qu'il me poussa vers mon camp que je ne reconnaissais plus.
Mes origines avaient quitté Zkak Kermoumi sous l'œil attentif de tout un quartier qui dès le lendemain baptisa la soirée" la nuit des Rifains".
La foule ne se dissipa pas de sitôt, tout le monde émettait des opinions sur la bravoure de damya et la mesquinerie de cet homme qui avait tenté d'installer un chantage médiocre.
- l'homme meurt pour sa patrie, son honneur, ou ses enfants.
Comme un chien battu, je vagissais, tournait en rond dans le grand patio à ciel ouvert que je maudissais. J’avais besoin de me cacher et de sangler une partie de mon corps qui m’échappait. La main de fer m’avait administré une sève qui m’apprenait ma véritable naissance. Je tentais de me cacher malgré le fait que je sois invisible et que nul n’avait pris conscience que l’histoire qu’ils étalaient avec soin était mienne.
Par instinct juvénile j’ai cherché refuge dans les fêlures qui peuplait la face de ma grand-mère. Elle avait souvent le mot, le soupir la parabole qui convienne. Mais ce soir je cherchais réponse à mes questions, des questions qui me dépassaient certes mais qui persistaient.
Ma boule d’oxygène dans la gorge je me suis orienté vers sa chambre où elle était souvent accrochée à son chapelet à demander pardon et a psalmodiait des refrains qui m’étaient encore inaccessibles.
Elle était dans le coin le plus sombre de la pièce, celui qui la mettait à l’abri de ses souvenirs, dans cette chambre où elle a toujours vécu et où elle attendait tendrement une mort certaine. C’était en tout cas ce qu’elle me répétait souvent quand je devenais agaçante avec mes pourquoi qui n’en finissaient pas.
Sans interrompre ses implorations elle me faisait signe de s’approcher et donc j’avais compris qu’il fallait le faire dans un silence religieux comme c’était le cas à chaque fois que je franchissais le seuil de sa chambre.
J’ai mis la tête sur ses genoux tout en essayant d’étouffer mes pleurs afin de ne point troubler ce beau silence qui m’accueillait et qui n’avait guère l’intention de me juger.
Elle a commencé à défaire ma longue natte et ce n’est qu’à cet instant précis que j’ai eu le sentiment que la partie de mon corps qui m’échappait était bel et bien sanglée et que je suis totalement invisible dans le noir nuit de ma chevelure.
Grand-mère m’avait offert un moment d’évasion inespéré…….
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