Jean-marie, 61 ans, est agacé. Sa boîte aux lettres déborde de prospectus publicitaires adressés à son nom, lui intimant d'acheter une série de bouteilles millésimées, une voiture décapotable ou un produit financier révolutionnaire. Jean-Marie est victime de la sagacité des spécialistes du marketing. Sur leurs conseils, les commerciaux s'adressent à lui parce qu'ils présument qu'une personne prénommée Jean-Marie est âgée d'environ 60 ans. Ils ne se trompent pas.
L'attribution d'un prénom répond souvent à une mode. On compte beaucoup plus de Georges ou de Marguerite parmi les personnes de 85 ans que parmi les jeunes. De même, on dénombre, parmi les Français nés en 1945, et donc aujourd'hui âgés de 60 ans, 5 % de Nicole chez les femmes et 10 % de Michel chez les hommes.
Comme beaucoup de données sociologiques, le prénom fait l'objet d'une utilisation commerciale. Les services marketing parlent, dans leur jargon, de "scoring prénom" . "Le "scoring" a pour but d'aider une entreprise à déterminer si un éventuel client répond à certaines caractéristiques" , explique Benoît Héry, vice-président de l'agence Grey. "Une base de données couramment utilisée en marketing ne comporte pas nécessairement l'âge. On essaie alors de le deviner" , complète Yseulis Costes, président de l'agence Millemercis.
La méthode n'est pas nouvelle. Paul Adam, PDG de la société de location de fichiers ITL, se souvient d'un vendeur qui parcourait, voici vingt ans, les villages alsaciens pour proposer des compléments alimentaires aux personnes âgées. "Dans chaque commune, il allait voir le monument aux morts et notait les prénoms des combattants disparus lors de la seconde guerre mondiale. Ensuite, il cherchait dans l'annuaire les personnes portant le même prénom et donc susceptibles d'être nées dans les années 1915 à 1925."
GROS VOLUMES
Pour Benoît Goblot, directeur général de l'agence spécialisée Senior Agency, c'est le magazine Notre Temps, destiné aux seniors, qui a généralisé le procédé à la fin des années 1980. "Le service marketing peinait à trouver de nouvelles adresses. Il a alors demandé à l'Insee des informations concernant la fréquence des principaux prénoms en fonction de l'âge. Les fichiers ainsi établis ont ensuite été rentabilisés et vendus à d'autres entreprises."
Le marché des seniors se prête particulièrement à la pratique du "scoring prénom" . Dans les années 1980, cette population était peu connue des services marketing. "Aujourd'hui encore, en zone rurale, les seniors se déplacent peu et fréquentent moins la grande distribution. Ils préfèrent acheter à distance" , explique Paul Adam. La vente par correspondance use abondamment du procédé. La raison en est simple. "Lorsqu'on remplit un bordereau d'achat par correspondance, on n'indique que très peu d'éléments, parmi lesquels son prénom" , remarque Thibaut Munier, directeur général de Millemercis.
"Henriette, Paulette, Janine, Colette ou Odette marchent très bien quand on veut cibler les seniors" , sourit Thibaut Munier. Le "scoring prénom" ne constitue toutefois pas l'alpha et l'oméga du marketing. "Ce n'est pas une datation au carbone 14" , tranche Yseulis Costes. Un ciblage rentable doit être précis. "Le prénom Marie, par exemple, a été donné très régulièrement depuis le début du siècle dernier. Les Marie ont, en moyenne, 51 ans. Mais leur répartition dans le temps est aléatoire" , note Benoît Goblot. On trouve parmi elles à la fois de toutes jeunes filles et de très vieilles dames.
Une campagne a en outre intérêt à viser un nombre important de personnes. En ciblant un prénom manifestement ancien mais rare, comme Polycarpe ou Eugénie, on est sûr de s'adresser à des seniors... mais en toute petite quantité. Le marketing privilégie donc les prénoms "à gros volumes" , explique Benoît Goblot, qui ajoute : "C'est pour cette raison que les personnes portant un prénom courant reçoivent davantage de publicités que les autres."
"COULEUR ET FANTAISIE"
Un phénomène vient parfois perturber la logique implacable du marketing : le retour des prénoms d'antan, comme Mathurin ou Sidonie. Pour l'instant, il s'agit surtout d'enfants que les agences de marketing ignorent encore. Mais dès qu'ils seront en âge de signer un bon de commande ou de figurer dans un annuaire, il en sera autrement. "Ils vont perturber les "scorings" dans quinze ans" , s'amuse la fondatrice de Millemercis.
Il arrive qu'un prénom en dise davantage que l'âge. Partant des types d'achats effectués par correspondance, des sociologues sont parvenus à déterminer, dans une étude effectuée en 1987, plusieurs "classes de consommateurs" , associées aux prénoms. On apprend ainsi que les François, Gérard, Marcel, Guy et Rose, aujourd'hui âgés de 66 à 70 ans, font partie de la "classe confort" , portée sur les grandes tailles et les produits de jardin. Les "traditionnels" , qui ont entre 71 et 76 ans, consomment de tout et sont de très bons clients, se prénomment Denise, Madeleine, Simone, René ou Jean. Quant aux "couleur et fantaisie" , passionnées de gadgets, âgées de 58 à 63 ans, elles s'appellent Noëlle, Josiane, Ghislaine ou Marie-José.